S’il est un homme qui a conspué l’esprit bourgeois sous toutes ses formes, tout en incarnant l’antithèse de cet esprit, c’est bien Ernst Jünger.
Qu’est-ce que l’esprit bourgeois ? Il ne s’agit pas, comme l’entendent les marxistes, de l’attitude des possédants. Il s’agit avant tout d’un certain rapport au monde, aux autres et à soi. Le bourgeois, c’est celui qui, sans cesse, compte, marchande, négocie. L’antithèse du bourgeois est le héros. Alors que le bourgeois entre dans la vie en lui demandant : « que peux-tu me donner ? », le héros y entre en lui demandant : « que puis-je te donner ? » Alors que le bourgeois ne fournit des efforts que dans la mesure où ceux-ci lui rapporteront quelque chose, le héros se sacrifie d’autant plus volontiers que son sacrifice ne lui rapportera rien.
Ernst Jünger, que l’on peut qualifier de conservateur révolutionnaire, ne pouvait qu’éprouver de l’aversion pour cet esprit bourgeois. Comme conservateur, Jünger défendait des valeurs qu’il considérait comme intemporelles, à savoir les valeurs héroïques, aristocratiques et spirituelles : or, le bourgeois est précisément celui qui a échangé ces valeurs contre les plaisirs faciles, la réputation et les biens matériels. Comme révolutionnaire, Jünger appelait de ses vœux le renversement de la vieille société libérale : or, le bourgeois est celui qui est attaché à cette société, parce qu’elle lui assure la jouissance tranquille de ses biens.
Mais, contrairement à ceux qui conspuent l’esprit bourgeois tout en s’accommodant de lui, Ernst Jünger pratiqua l’héroïsme qu’il prêchait. Soldat, Rebelle, Anarque, l’officier allemand refusa toujours la facilité, la mode et l’avilissement. Au « méprisable bourgeois libéral », il opposa la grandeur chevaleresque. À l’engouement des masses pour le totalitarisme : le recours aux forêts et à la solitude. Au nouveau conformisme de l’après-guerre : l’authentique liberté intérieure.
Les révolutions les plus efficaces sont les révolutions silencieuses. Et c’est à une telle révolution que nous appelle Jünger, tant par ses écrits que par sa vie. Chacun peut l’accomplir, quelle que soit sa place : l’homme public, en servant la chose commune sans attendre de reconnaissance. L’homme d’affaires, en refusant un gain pour des raisons morales. L’homme d’atelier, en travaillant par souci de l’œuvre plutôt que du salaire. L’homme de lettres ou le penseur, en écrivant sans se soucier du qu’en-dira-t-on.
L’embourgeoisement nous menace plus que jamais. Il n’épargne pas les chrétiens les plus antimodernes. Combien il est tentant, lorsqu’on s’oppose au reste du monde, de se recréer un conformisme à soi – un ensemble de réflexes et de postures extérieures qui donnent l’impression d’être « comme il faut », d’être « du bon côté ».
Comme le Christ, Jünger nous exhorte à lutter contre l’attitude la plus haïssable qui soit : le pharisaïsme, c’est-à-dire l’hypocrisie.
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