Il est relativement aisé de critiquer la Modernité : quand on voit ce qu’elle a historiquement produit, des totalitarismes du siècle dernier au wokisme – lequel ressemble, à bien des égards, au totalitarisme bolchévique –, on est obligé d’admettre que notre époque est malade. Mais plus difficile est de poser le bon diagnostic : de quoi, au juste, notre Modernité est-elle malade ?
La question est tout sauf accessoire : du diagnostic dépend le remède. Si l’on ne remonte pas à la racine des maux, il est impossible d’envisager les bonnes réponses. Beaucoup, par exemple, combattent aujourd’hui le wokisme au nom de l’universalisme libéral, comme on pourfendait hier le communisme au nom de la démocratie libérale. Il est certainement très honorable de combattre le communisme et le wokisme ; mais le faire au nom du libéralisme est vain, car ce dernier en est la cause principale.
Or, s’il revient au médecin de diagnostiquer les maux du corps, il revient au philosophe d’identifier ceux de la société. Et parmi les philosophes du siècle dernier, l’une a poussé l’analyse de la Modernité particulièrement loin : Hannah Arendt.
Contrairement à nombre de ses contemporains, Arendt ne s’est pas contentée de critiquer le régime totalitaire, mais a cherché à en identifier l’origine. Alors que certains faisaient « comme s’il ne s’était agi que d’un accès de haine, de barbarie, et que rien dans le monde d’avant, rien dans le XIXe siècle notamment, ne se trouvait ni engagé ni compromis par l’avènement des totalitarismes (…), Arendt, elle, ne s’était pas dérobée. Elle a mené l’enquête » (Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt).
Notre philosophe en est arrivée à la conclusion que le geste fondateur de la Modernité était celui de Galilée, lequel, en inventant la lunette astronomique et en n’observant plus la nature qu’à l’aide de cet instrument, avait par là même affirmé que la vérité ne se donne pas, que rien n’est donné, que tout se construit. L’homme moderne est celui qui rejette tout ce qui le précède, tout ce qu’il n’a pas choisi – nature, passé, religion, autorité –, pour bâtir un monde qui réponde à ses seules volontés.
Ce diagnostic d’Arendt est on ne peut plus actuel. Quel point commun entre les diverses idéologies contemporaines – d’ailleurs souvent venues d’Amérique, celle-ci ayant généralement une longueur d’avance sur le Vieux Contient –, de la cancel culture à l’anti-occidentalisme woke, en passant par le néoféminisme et les théories du genre ? Pour qui a lu l’auteur de L’Humaine Condition, la réponse est claire : le rejet de ce qui s’impose à nous – Histoire, héritages culturels, données anthropologiques et biologiques.
Si nous sommes « antimodernes », soyons-le radicalement et, surtout, positivement : réaffirmons que l’authentique grandeur de l’homme est de s’insérer dans un monde plus grand que lui. Et de le transmettre aux générations futures.
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