On connaît le célèbre mot de Bernanos, qui qualifiait la Modernité de « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Culte de la technique, transformation effrénée du monde extérieur, productivisme, mouvement permanent, apologie de la vitesse, recherche de l’efficacité pour l’efficacité... La Modernité occidentale est l’ennemie de tout qui fait l’authentique valeur d’un homme : la vie contemplative, la volonté de devenir meilleur, l’amour des siens, de sa famille, de ses amis, le travail bien fait, l’embellissement de la nature. Des choses simples, certes, mais essentielles à une vie humaine. Des choses simples qui ne nous offriront peut-être pas le paradis sur terre – celui-ci n’existe plus depuis la Chute –, mais nous confèreront notre dignité.
La « société technique », comme l’appelait Virgil Gheorghiu, est déshumanisante d’abord parce qu’elle empêche l’esprit et le cœur de vivre.
Évidemment, elle l’est aussi lorsqu’elle envisage les personnes comme les simples parties d’un tout, à la manière des totalitarismes du siècle dernier. Mais, que la société soit totalitaire ou libérale, l’individu est à chaque fois réduit à une machine. Hier, une machine à faire la guerre. Aujourd’hui, une machine à produire et à consommer. La personne n’est plus qu’un élément technique, que l’on peut catégoriser, classer, ficher, comme l’on range des outils dans un atelier selon leur utilité. Ainsi, l’enfant à naître n’existe pas. Le vieillard est improductif. La personne atteinte de handicap coûte cher. Le petit paysan ne produit pas assez. L’ouvrier qui a le dos cassé doit travailler – parce qu’il n’a pas atteint l’âge légal de départ à la retraite. La mère au foyer n'est pas « active ». Les moines sont inutiles.
Et il est vrai, en un sens, que l’enfant, le vieillard, la mère au foyer et le religieux sont « inutiles ». Mais c’est précisément ce qui leur donne une grandeur particulière. Poser des questions, lire et méditer, aimer ses enfants, prier Dieu n’est-il pas plus humain que produire ? Les machines produisent elles aussi.
Il nous faut, à l’image des moines d’Orient et d’Occident, et selon l’exemple d’un Gheorghiu, retrouver le goût de la vie intérieure. Celle-ci n’est pas faite pour les seuls mystiques. Elle est faite pour tous les hommes qui, à défaut d’être saints, veulent rester des hommes. Le combat politique ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : c’est l’âme qui nous confère notre dignité. « Que sert-il à un homme de gagner le monde s’il perd son âme ? » (Marc 8, 36). Au soir de notre vie, nous serons jugés sur l’amour. Non pas sur les sentiments, les impressions passagères. Mais sur l’amour.
Ai-je aimé Celui qui est mort pour moi ? Ai-je tâché de ne pas Le crucifier une nouvelle fois ? Ai-je aimé la terre qui est la mienne ? Ai-je aimé mon frère de sang, mon prochain, y compris mon ennemi ? – « aimer ses ennemis est plus glorieux que de mourir martyr » nous rappelle Gheorghiu.
Ai-je aimé ? Telle est la véritable question.
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